Dans un contexte où la République démocratique du Congo (RDC) fait face à une recrudescence alarmante de la violence dans ses provinces orientales, la réforme des Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC) apparaît comme l’enjeu stratégique majeur pour l’avenir du pays. Alors que les dépenses militaires congolaises ont plus que doublé en 2023 pour atteindre 794 millions de dollars, cette augmentation budgétaire sans précédent interroge sur la capacité réelle du gouvernement du président Félix Tshisekedi à transformer structurellement une institution minée par des décennies de conflits, de corruption et d’inefficacité. La question n’est plus de savoir si cette réforme est nécessaire, mais plutôt si elle peut encore éviter l’effondrement total de l’autorité étatique dans certaines régions et débloquer le potentiel économique colossal du pays.
Dans les provinces orientales du Nord-Kivu, du Sud-Kivu et de l’Ituri, l’insécurité est chronique. Plus de 120 groupes armés, dont le M23, soutenu par le Rwanda, sévissent dans ces régions, provoquant des déplacements massifs et des violations des droits humains.
Les chiffres glaçants du HCR révèlent l’ampleur du drame : 6,1 millions de Congolais survivent aujourd’hui en tant que déplacés internes, un record mondial accablant. Ce bilan s’inscrit dans l’hécatombe persistante qui frappe le pays depuis 1996 avec plus de 10 millions de morts, soit le conflit le plus meurtrier depuis 1945 marquant la fin de la seconde guerre mondiale.
La réforme de l’armée congolaise s’impose aujourd’hui comme une priorité stratégique pour contenir l’emprise des groupes armés et réduire les ingérences venues de la région. Le M23, appuyé par un arsenal sophistiqué d’origine rwandaise, illustre crûment les failles persistantes des FARDC, comme le souligne un article de la chaîne allemande Deutsche Welle du 14 mars 2025. Une armée restructurée et crédible pourrait non seulement restaurer la confiance des populations, mais aussi assurer un meilleur contrôle des frontières, en particulier face au Rwanda, régulièrement accusé de soutenir des milices opérant sur le sol congolais.
« Une armée infiltrée ne peut pas défendre la nation. Le brassage a ouvert la porte à des loyautés divisées, et nous en payons encore le prix », déclare un colonel à la retraite à Kinshasa. Cette urgence sécuritaire est d’autant plus pressante que l’insécurité paralyse l’exploitation des ressources, un moteur potentiel pour l’économie congolaise.
Le brassage : une erreur stratégique aux conséquences durables
La politique de brassage, lancée en 2009 après les accords de Goma, visait à intégrer d’anciens rebelles, notamment ceux du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP), dans les FARDC. Présentée comme une solution pour unifier l’armée nationale, elle a eu l’effet inverse, affaiblissant gravement l’armée congolaise. L’intégration massive d’éléments du CNDP, majoritairement des Tutsis ayant combattu contre la RDC avec le soutien du Rwanda, a introduit des loyautés étrangères au cœur de l’armée. Ces ex-rebelles, formés, armés et soutenus en renseignements par Kigali, sont, pour la plupart, restés fidèles à leurs anciens parrains, compromettant la cohésion nationale.
L’un des problèmes majeurs du brassage fut l’absence de critères rigoureux pour l’intégration. Les rebelles du CNDP ont conservé leurs grades, souvent attribués sans respect des procédures militaires standard, ce qui a créé des tensions avec les officiers loyalistes. De plus, ces éléments refusaient systématiquement d’être mutés hors des provinces de l’Est, notamment le Nord et le Sud-Kivu, où ils pouvaient maintenir leur influence et leurs réseaux. « Ces officiers agissaient comme une armée dans l’armée, suivant leurs propres agendas », confie anonymement un sergent des FARDC.
Le Rwanda, qui cherche à maintenir une emprise régionale, n’avait aucun intérêt à voir les FARDC se renforcer au point de rivaliser avec son armée, voire le dépasser. Les incursions répétées de l’armée rwandaise et le soutien aux groupes rebelles comme le M23, suggèrent une stratégie délibérée pour affaiblir les FARDC. Le brassage a facilité cette infiltration, transformant l’armée congolaise en un outil vulnérable aux manipulations extérieures. « Le Rwanda voulait garder un contrôle indirect sur l’Est congolais. Le brassage leur a donné les clés », analyse Clara Palin, experte européenne en sécurité.
Cette politique, orchestrée sous la présidence de Joseph Kabila, est aujourd’hui perçue par certains comme une erreur monumentale, voire un acte de complaisance. En intégrant des éléments hostiles à l’État congolais, le brassage a non seulement affaibli les FARDC, mais a aussi semé les graines des conflits actuels, notamment la résurgence du M23.
Autres obstacles à la réforme
Au-delà du désastre du brassage, d’autres défis entravent la réforme des FARDC. Le budget de la défense, évalué à 796,56 millions de dollars en 2025, une première dans l’histoire de la RDC selon Global Firepower, est insuffisant pour équiper une armée d’environ 135 000 hommes. La corruption détourne une part importante de ces fonds, comme le souligne le Congo Research Group (GEC), laissant les soldats sous-payés et démotivés. Les équipements sont obsolètes, et les systèmes de communication, souvent limités, contrastent avec les technologies avancées des groupes comme le M23 équipé par le Rwanda. La formation, bien que soutenue par la MONUSCO et l’Union européenne, reste inadaptée aux défis asymétriques de l’Est.
Une armée réformée pour relancer l’économie
Une armée professionnelle, affranchie des influences étrangères, pourrait transformer la RDC en sécurisant les corridors miniers, les routes commerciales et les zones frontalières. Avec des réserves de cobalt, de cuivre et d’or estimées à plusieurs trillions de dollars, ainsi que plus de 80 millions d’hectares de terres arables, l’insécurité actuelle dissuade les investisseurs. Selon le Center for Strategic and International Studies (CSIS), plus de 90 % de l’or congolais était passé en contrebande via le Rwanda et l’Ouganda en 2022, privant le pays de revenus importants. Une armée réformée pourrait contribuer à la formalisation du secteur minier artisanal, qui emploie près de deux millions de personnes, réduisant la violence et attirant des firmes internationales.
« Sécuriser les mines et les routes créerait des emplois et augmenterait les recettes fiscales, mais cela exige une armée loyale à la nation, pas à Kigali », explique Marie Nzuzi, étudiante en Droit international à l’université de Kinshasa. La sécurisation de corridors comme la route Goma-Bukavu pourrait réduire les coûts logistiques, estimés à 30 % plus élevés qu’ailleurs, note la Banque mondiale. Cela stimulerait les exportations et l’économie locale, renforçant une croissance stagnante à 5,8 % en 2024.
Leçons des voisins africains
D’autres pays offrent des modèles contrastés. Le Rwanda a bâti une armée disciplinée post-génocide, soutenant une croissance de 8,5 % en 2024, selon des rapports d’experts, mais son modèle autoritaire est difficilement transposable. L’Angola, après sa guerre civile, a intégré les forces de l’UNITA de Jonas Savimbi dans une armée nationale unifiée, comme stipulé dans le mémorandum de Luena, attirant des investissements pétroliers pour une croissance de 3,8 % en 2024, selon la plateforme d’intelligence commerciale International Trade Portal. L’Ouganda a sécurisé ses ressources grâce à une armée centralisée, bien que critiquée. Ces exemples montrent qu’une armée cohérente peut soutenir la stabilité.
Le P-DDRCS : une nouvelle chance ?
Le Programme de désarmement, démobilisation, réinsertion communautaire et stabilisation (P-DDRCS), lancé en 2021, ambitionne de démobiliser les combattants des groupes armés et de renforcer la cohésion nationale. Soutenu par l’agence des Nations Unies spécialisée dans les migrations (OIM), il promeut une approche nationaliste. En 2025, des centres de réinsertion sont opérationnels dans le Nord-Kivu et l’Ituri, mais le financement reste un défi. Contrairement au brassage, le P-DDRCS devra éviter d’intégrer des éléments non loyaux et investir dans la formation et la transparence. « Le P-DDRCS peut réussir là où le brassage a échoué, à condition de ne pas répéter les erreurs du passé », insiste Clara Palin.
Vers un avenir incertain
La réforme des FARDC est cruciale pour sécuriser la RDC et relancer son économie, mais le legs toxique du brassage de 2009 continue de hanter l’armée. En intégrant des éléments loyaux au Rwanda, cette politique a affaibli les FARDC, facilitant les ingérences régionales et prolongeant l’insécurité. Une armée professionnelle, purgée d’infiltrations, pourrait sécuriser les ressources et attirer les investisseurs. Le P-DDRCS offre une lueur d’espoir, mais son succès dépendra d’une volonté politique inébranlable et d’un soutien international. « La RDC paie encore le prix d’une décision qui, pour beaucoup, fut une erreur stratégique, sinon une trahison. », se désole Luc Kabati, spécialiste des questions sécuritaires de la région des Grands Lacs.
Heshima Magazine