Bien que la musique congolaise moderne soit largement dominée par les hommes, le timide apport féminin à son orée n’en reste pas moins appréciable. Qui sont-elles et quel est à ce jour l’héritage de ces premières chanteuses ?
En réalité la domination reconnue aux hommes dans la musique n’est due qu’à leur présence sur les podiums et les disques. Car c’est de notoriété que la femme occupe un rôle majeur dans la musique qui occupe de tout temps une place de première importance dans la société congolaise : c’est bien elle qui rythme les berceuses chantées aux enfants, les travaux ménagers ou des champs et à chaque fois, c’est la voix douce de la femme qui caresse les tympans et apporte de la gaîté, sans oublier son talent naturel à esquisser des pas de danse aux sons de ses mélodies.
Bien que depuis les temps anciens, cette passion musicale soit bien ancrée dans les mœurs de la vie congolaise, et de vedettes ne pouvaient être comptées dans l’art d’Orphée en tant qu’animatrices dans les diverses cérémonies du quotidien, leur nombre reste toutefois limité dans la musique congolaise moderne.
Il faut avouer qu’en dépit de l’engouement suscité par la musique, cet art ne dispose vraiment pas réciproquement de la considération sociale qui pousserait les individus à s’y lancer n’eut été la passion contenue en eux, les poussant à outrepasser les préjugés à son égard. Le métier est en effet estimé comme peu digne, la préférence étant accordé à un emploi dans l’administration. De plus, la réputation peu reluisante du musicien est une somme de qualificatif de débauché, de noctambule, de drogué au chanvre… Et donc si cette appréciation est portée sur l’homme comment cela ne le serait pas pour la femme. Toute femme évoluant dans ce milieu est, de surcroit, taxée de légère.
Cela n’a toutefois pas empêché certaines audacieuses à être happées par les sirènes de la musique et parmi celle alignée parmi les pionniers de la musique congolaise, Lucie Eyenga est comptée sans aucun doute comme la seule cantatrice de la gente féminine. Elle a su tenir la dragée haute à des géants comme Wendo avec des tubes comme Nabanzaki, Bolingo ya biso ba la joie ou encore Dit Moninga ou Ah Baninga. Dans ses ritournelles, elle chante d’une voix aigüe l’amour, l’amitié…
A cette première vague, une autre génération entre en scène. Bien que toujours relativement mal jugée dans les mœurs et le respect social, la musique commence toutefois son essor avec l’émergence des vedettes masculines de renom comme Rochereau Tabu Ley, Franco, Gérard Madiata. Ceux-ci se démarquent relativement de la connotation négative accolée à cette profession. C’est également l’époque de l’émancipation de la femme encouragée à embrasser les carrières jusqu’alors réservées à l’homme. Elles sont recrutées dans la musique religieuse des chorales des églises, régulièrement sollicitées lors des cultes ou autres cérémonies comme les deuils.
C’est dans cette veine que l’on retrouve Etisomba, de son nom complet Antoinette Etisomba Lokindji. Elle se lance dans la pratique de la musique profane ou encore mondaine à partir de 1965. Grâce à une formation au Conservatoire de Kinshasa, ancêtre de l’Institut national des Arts (INA), elle maîtrise son don par la connaissance des règles de l’art.
Elle intègre l’orchestre Bamboula. A la suite d’un concours organisé par le ministère de la Culture, elle représente son pays au sein de ce groupe en tant qu’unique femme au Premier festival culturel d’Alger en 1969, avant d’effectuer plus tard des tournées dans l’ensemble de l’Afrique et en Europe, dans le milieu congolais ou non. Sa discographie comprend des titres comme «Imambekele » et « Tarame ». Son style se caractérise par un récital éclectique dans le genre tradi-moderne, des variétés afro-américaines sans oublier les chants religieux, interprétées d’une voix à la fois grave et chaleureuse. Témoignage de son succès, il lui sera décerné le surnom de « Myriam Makeba congolaise », immense icône africaine de l’époque, mondialement connue et reconnue. Elle décède en 2002 à Paris. Abeti Masikini, nom de scène d’Elisabeth Finant est une autre chanteuse de grande notoriété. Elle est née le 9 novembre 1954 à Kisangani, d’un père politicien (lire encadré). Elle débute sa carrière musicale en 1971 après avoir décroché la première place au concours « Découverte des jeunes talents ». Avec un répertoire des chansons inspirées des contes congolais et de la vie quotidienne, elle s’engage dans une musique traditionnelle exécutée en swahili, lingala, français dans des tournures africaines, mais également en anglais, avec une ambiance toujours marquée par la vivacité de sa danse.
Ses premiers succès sont « Mutoto wangu » et « Safari ». En 1973, à 19 ans, elle effectue un premier passage dans la mythique salle de l’Olympia à Paris. Elle y côtoie les grands du show business d’alors comme Mireille Matthieu, Mohammed Ali, Myriam Makeba, sans oublier le maître des lieux, Bruno Coquatrix. Pierre Cardin, couturier français de renommée mondiale, parraine son premier album. En Afrique, elle est une véritable star, grâce à l’accompagnement de son manager et mari, le Togolais Gérard Akueson où elle a su porter très haut l’étendard de la musique congolaise. Elle meurt le 28 septembre 1994.
Mpongo Love, de son vrai nom Alfride M’Pongo Landu naquit à Boma dans le Kongo Central le 27 août 1956 et s’éteint à Kinshasa le 15 janvier 1990, à l’âge de 33 ans. Victime à l’âge de quatre ans, d’une succession de drames, elle est d’abord frappée d’une paralysie causée par une injection de pénicilline mal administrée et ne retrouvera que partiellement l’usage de ses deux jambes. Ensuite, elle est affectée la même année par le décès de son père survenu lors des soubresauts ayant secoué le pays au lendemain de son indépendance. (lire encadré) Elle évoquera d’ailleurs les déboires de cette vie tumultueuse dans une chanson à jamais mémorable « Mama na ngai » qui ne cessera d’émouvoir le grand public déjà fan de cette grande chanteuse qui a développé son talent au sein de la chorale paroissiale de NotreDame de Boma au moment de ses études primaires.
D’abord secrétaire de direction dans la société Districar du groupe de l’homme d’affaires Dokolo, Mpongo Love se lance dans la musique avec l’aide de son manager et arrangeur Empompo Loway, saxophoniste de l’orchestre African fiesta national de Tabu Ley Rochereau. Elle crée son propre orchestre, le Tcheke Tcheke Love.
Malgré son handicap physique, cette belle chanteuse enchaîne tube après tube avec sa voix aigüe, tantôt mélancolique, tantôt gaie mais toujours plaisante qui émerveille le public congolais puis celui de toute l’Afrique. Après « Pas possible Maty », son premier succès, viendront le tour de Mokili compliqué, Mama na ngai, dans lesquelles elle chante l’amour, la rivalité entre femmes pour un homme, la duplicité de l’homme en amour…
Quel héritage ?
Avec un nombre d’à peine quatre albums qui peuvent paraître dérisoire pour marquer de son empreinte dans un art, le legs des premières divas congolaises n’en reste pas moins appréciable sous divers angles. Par l’audace à braver les préjugés de la société qui se plaisait à confiner la femme dans le rôle de mère et de ménagère, sans pouvoir imaginer qu’elle pouvait affronter le public, elles ont su donner de la valeur à leur métier, y attirer d’autres personnes talentueuses, en prouvant qu’avec une formation musicale dans la maîtrise des règles de l’art, il est possible d’en cueillir les fruits au même titre que toute autre profession. Sur ce registre, Mpongo Love représente sans aucun doute un modèle de battante en raison de son handicap physique. Elles ont aussi valorisé la culture congolaise par la promotion des différentes langues locales utilisées dans leur chanson, sans oublier l’attention qu’elles ont su focaliser sur leur pays. Ainsi, Mbilia Mbel et Tshiala Mwana sont d’ailleurs deux témoignages remarquables de cet héritage. Toutes les deux viennent en effet de l’orchestre d’Abeti, la première comme danseuse et la seconde d’abord danseuse avant de devenir à son tour chanteuse. Toutes les deux ont su porter au plus haut l’étendard de la musique congolaise, au point où leur répertoire vieux de déjà trois bonnes décennies de présence sur le marché du disque n’a à ce jour pris aucune ride et n’est jamais absent lors des fêtes congolaises.
De nombreuses autres vocations verront également le jour grâce à elles, malheureusement parfois oubliées par l’usure du temps comme Vonga Ayé, Déesse, Jolie Deta alors que d’autres sont bien présentes aujourd’hui à l’instar de MJ30 ou encore Cindy et tant d’autres nouvelles prometteuses.
Néanmoins, si de leur vivant, elles ont pu se hisser à un certain seuil de gloire avec le soutien de leur mentor, toujours un homme, au point de pouvoir en inversant une phrase célèbre dire que derrière une grande dame se cache un grand homme, leur progéniture malgré leur tentative de perpétuer le nom de leur génitrice en hommage bien mérité n’y parvient qu’assez difficilement.
Puisse-t-elle accéder à ce vœu afin de confirmer une fois de plus que les œuvres de l’artiste ne meurent jamais.
Duo de vie
Les à-côtés de la vie des vedettes attisent toujours la curiosité du grand public. La vie d’Abeti Masikini et Mpongo Love n’échappent pas à cette règle d’autant plus qu’elles ont dû malgré elles, vivre une partie de leur existence, avec de malheureuses similitudes dont l’histoire est seule à en détenir le secret.
Le père d’Abeti, Jean-Pierre Finant, partisan de Patrice-Emery Lumumba installé à Kisangani trouve la mort à Bakwanga (actuellement Mbuji-Mayi) en 1961, avec d’autres de ses compagnons, sauvagement assassinés par leurs ennemis.
Quant à Gilbert Pongo, le père de Mpongo Love est un militaire chargé de combattre les lumumbistes. Il est arrêté à Bukavu, puis transféré à Kisangani pour servir d’échange avec Lumumba emprisonné par le régime de Kinshasa. L’échec de l’opération d’échange des prisonniers conduira à leur mort.