L’Église catholique en République démocratique du Congo (RDC) occupe une place singulière dans la vie spirituelle, sociale et politique du pays. Si son rôle de défenseur des droits humains et de médiatrice dans les crises est souvent salué, il est également sujet à débat. Certains estiment qu’en s’impliquant aussi activement dans les affaires politiques, l’Église dépasse ses prérogatives spirituelles pour endosser une posture proche de celle d’un parti d’opposition, soulevant des interrogations sur la pertinence de cette démarche.
Dans de nombreux pays du monde, l’église catholique se concentre davantage sur des questions éthiques et morales, limitant son intervention politique à des plaidoyers indirects ou à des conseils spirituels. En RDC, cependant, elle va bien au-delà. Par ses prises de position publiques, ses appels à la mobilisation et son rôle de médiatrice, elle s’implique directement dans la gestion des affaires publiques.
Cette implication soulève des critiques. Certains observateurs considèrent que l’église catholique, en adoptant une posture ouvertement critique vis-à-vis des régimes successifs, risque de se comporter comme une force politique concurrente. Elle prend souvent des positions qui, bien que justifiées moralement, donnent l’impression qu’elle agit comme un parti d’opposition. Cette situation brouille la ligne entre son rôle spirituel et son rôle politique, exposant ses leaders à des accusations de partialité.
« À César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu »
Cette critique trouve écho dans les Évangiles, notamment dans la célèbre phrase de Jésus : « À César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Matthieu 22:21). Ce passage, souvent cité dans les débats sur la séparation entre l’Église et l’État, enseigne une distinction claire entre les domaines spirituel et temporel. Jésus répondait à une question piège sur le paiement des impôts à l’autorité romaine. En affirmant que les fidèles doivent respecter leurs obligations civiles tout en restant fidèles à Dieu, il soulignait la nécessité de respecter les sphères respectives de la politique et de la religion.
Appliquée au contexte de la RDC, cette maxime pourrait inviter l’église catholique à recentrer son action sur ses missions spirituelles et sociales, tout en laissant les affaires strictement politiques aux acteurs institutionnels et à la société civile. Son rôle ne devrait pas être de se substituer à l’État ou de devenir un acteur politique de premier plan, mais plutôt de jouer un rôle de guide moral, en inspirant des valeurs de justice et de paix sans franchir les limites de son mandat spirituel.
Une influence légitime, mais des dérives possibles
L’argument selon lequel l’église devrait se limiter à un rôle spirituel repose sur plusieurs éléments. D’abord, son implication politique peut miner sa crédibilité en tant qu’autorité morale neutre. Lorsque qu’elle prend des positions tranchées ou semble s’aligner avec certains camps politiques, elle risque de diviser ses fidèles, qui ne partagent pas nécessairement les mêmes opinions politiques.
Ensuite, en se positionnant comme un contre-pouvoir systématique, elle donne l’impression qu’elle cherche à combler un vide institutionnel, ou à prendre la place de l’opposition qu’elle juge faible, ce qui peut la détourner de ses missions premières. En RDC, cette situation est exacerbée par la faiblesse des institutions étatiques, qui pousse souvent l’église catholique à intervenir là où l’État échoue. Toutefois, ce rôle de substitution ne devrait pas l’amener à adopter des pratiques qui rappellent celles d’un parti politique.
Enfin, cette posture peut être perçue comme une contradiction avec l’enseignement biblique. Jésus lui-même n’a pas cherché à défier directement les autorités romaines ou à s’immiscer dans la gouvernance politique de son époque, préférant prêcher un message de transformation intérieure et spirituelle.
Engagée dans un contexte particulier
Dans un pays marqué par des décennies de mauvaise gouvernance, de conflits armés et d’institutions fragiles, l’église a souvent été perçue comme l’un des rares acteurs capables de représenter les intérêts du peuple. Son engagement trouve sa légitimité dans sa proximité avec les communautés locales et dans l’absence d’une société civile suffisamment forte pour tenir tête aux régimes autoritaires.
Ainsi, si elle dépasse parfois son rôle spirituel, elle répond aussi à un vide institutionnel qui la contraint à assumer des responsabilités exceptionnelles. Toutefois, ce pragmatisme ne doit pas servir de justification pour une implication politique systématique ou prolongée. Le risque est qu’elle perde sa singularité et sa mission universelle en devenant un acteur parmi d’autres dans l’arène politique.
Alliances stratégiques avec l’opposition politique
Un aspect marquant de l’engagement de l’église catholique en RDC réside dans ses relations complexes avec l’opposition politique. Depuis les années Mobutu, l’église a souvent été perçue comme une alliée indirecte de l’opposition, jouant un rôle de relais lorsqu’elle peinait à mobiliser la population.
Ce soutien s’est illustré de manière saisissante sous le régime de Joseph Kabila, notamment lors des tentatives de modification de la constitution vers la fin de son mandat. Face à une opposition fragmentée et souvent à bout de souffle, l’église catholique a pris les devants en organisant des manifestations pacifiques tous les dimanches après les messes, appelant les fidèles à défendre les principes de justice et de respect de la Constitution.
Cette mobilisation massive, orchestrée avec une discipline remarquable, a exercé une pression considérable sur le régime, le forçant à renoncer au projet controversé de modification de la Constitution dans le but de maintenir Joseph kabila au pouvoir. Ce rôle actif a contribué à créer les conditions qui ont permis l’alternance politique et l’arrivée d’un opposant, Félix Tshisekedi, à la présidence.
Cependant, loin de s’aligner sur ce dernier après son accession au pouvoir, l’église catholique a maintenu sa posture critique, notamment en s’opposant à de nouvelles initiatives perçues comme contraires à l’intérêt général, telles que le changement de la constitution.
Cette dynamique illustre la capacité de l’église à jouer un rôle d’équilibriste, entre soutien circonstanciel à l’opposition et vigilance permanente vis-à-vis du pouvoir en place. En agissant comme un véritable contre-pouvoir, elle met en lumière la faiblesse structurelle de l’opposition politique en RDC, tout en affirmant son engagement en faveur d’une gouvernance plus éthique et transparente.
Implication politique marquante
L’un des épisodes les plus emblématiques de l’implication politique de l’église catholique en RDC est la Conférence nationale souveraine (CNS) tenue entre 1991 et 1992. Elle est d’abord présidée un court moment par Kalonji Mutambai wa Pasteur Kabongo.
Sous la direction du cardinal Laurent Monsengwo, cette assemblée avait pour objectif de poser les bases d’une transition démocratique dans un pays alors gouverné d’une main de fer par Mobutu Sese Seko. En présidant cette conférence, Monsengwo n’a pas seulement assumé un rôle spirituel, mais s’est positionné comme un acteur clé du processus politique, jouant un rôle pivot dans la redéfinition des institutions du pays. La CNS a permis l’adoption d’une nouvelle constitution et la création d’un gouvernement de transition, bien que ses résultats aient été limités par les manœuvres dilatoires du régime de Mobutu.
Un autre exemple de l’implication directe de l’église catholique dans les affaires politiques remonte à la crise post-électorale de 2018. À travers la Conférence épiscopale nationale du Congo (CENCO), les évêques catholiques ont joué un rôle de médiation entre les différents acteurs politiques. Leur implication a été décisive pour éviter une escalade de la violence et pour poser les bases d’un consensus fragile qui a permis l’alternance politique.
Ces exemples montrent que, dans certaines circonstances, l’église catholique en RDC n’hésite pas à occuper une position hautement politique pour défendre l’intérêt général. Cependant, ce rôle, bien qu’efficace dans certains cas, suscite des débats sur la place que devrait occuper une institution religieuse dans un État démocratique.
La tendance humaine à oublier Dieu
La Bible regorge de récits illustrant la tendance humaine à se tourner vers Dieu dans les moments de difficulté et à l’oublier lorsque les choses s’améliorent. Un exemple frappant se trouve dans le livre des Juges, où il est écrit : « Ils abandonnèrent l’Éternel, le Dieu de leurs pères, qui les avait fait sortir du pays d’Égypte » (Juges 2:12, Louis Segond). Ce cycle de retour à Dieu en temps de crise, suivi d’un éloignement en période de prospérité, est un thème récurrent dans les écritures.
Cette dynamique peut être comparée à l’attitude de certains leaders politiques congolais, qui sollicitent le soutien de l’église catholique lorsqu’ils sont dans l’opposition, mais s’en détournent une fois au pouvoir.
Lors des crises sous le régime de Joseph Kabila, l’opposition politique a largement profité des mobilisations orchestrées par l’église pour dénoncer les dérives autoritaires. Toutefois, depuis que certains de ces opposants sont arrivés aux commandes, ils semblent moins enclins à collaborer avec une institution dont ils percevaient jadis la neutralité comme un atout. Cette ingratitude, souvent relevée par les clergés, reflète une contradiction entre les valeurs prônées aux côtés de l’église et les pratiques observées une fois le pouvoir acquis.
Un autre passage pertinent est tiré du livre de Deutéronome : « Garde-toi d’oublier l’Éternel, ton Dieu, en n’observant pas ses commandements, ses ordonnances et ses lois que je te prescris aujourd’hui » (Deutéronome 8:11, Louis Segond). Ce verset avertit contre l’orgueil qui peut surgir lorsque les difficultés disparaissent et que les bénédictions abondent. Cette mise en garde biblique illustre également le risque d’un éloignement des principes éthiques et spirituels sous l’effet du pouvoir ou du confort politique.
Jusqu’où peut-elle s’impliquer dans la politique ?
Face à ces constats, une question demeure : jusqu’où l’église catholique peut-elle s’impliquer dans les affaires politiques sans compromettre son intégrité spirituelle ? Si des figures comme le cardinal Laurent Monsengwo ou l’abbé Apollinaire Malu-Malu ont joué des rôles politiques de premier plan, ces exemples doivent-ils être perçus comme des exceptions justifiées par des crises spécifiques, ou comme une normalisation de l’implication de l’église dans la gouvernance d’un État ?
La position de Monsengwo à la tête de la CNS ou celle de Malu-Malu dans l’organisation des élections de 2006 sont des cas emblématiques où le clergé a su répondre à des besoins pressants de leadership dans un contexte de vide institutionnel. Cependant, cette implication n’est pas sans risques. D’une part, elle peut renforcer l’image d’une église catholique omniprésente, ce qui pourrait aliéner une partie de la population ou des fidèles ne partageant pas les orientations politiques qu’elle soutient implicitement. D’autre part, elle ouvre la voie à une confusion entre les rôles religieux et civils, brouillant davantage la frontière entre Église et État.
En définitive, l’église catholique en RDC se trouve dans une position délicate. Son engagement en faveur de la justice et des droits fondamentaux reste essentiel dans un pays où les institutions étatiques peinent à assumer pleinement leurs responsabilités. Toutefois, pour préserver son rôle de guide moral universel, elle doit éviter de devenir une force politique à part entière, et s’efforcer de demeurer un arbitre impartial, capable d’accompagner la société congolaise dans sa quête de justice et de paix sans sacrifier sa mission spirituelle.
Heshima