Dans une République démocratique du Congo (RDC) encore hantée par ses démons institutionnels, la Cour constitutionnelle cristallise à la fois les espoirs d’une démocratie en construction et les soupçons persistants d’un pouvoir sans contrepoids. Théoriquement investie du rôle de gardienne de la Constitution et d’arbitre des contentieux électoraux, cette haute juridiction se trouve au cœur d’une interrogation essentielle : défend-elle réellement l’État de droit ou s’est-elle muée, avec le temps, en auxiliaire de l’exécutif ?
L’origine de la Cour remonte à un tournant historique : l’adoption de la Constitution du 18 février 2006, fruit des accords de paix de Pretoria qui mirent un terme à la seconde guerre du Congo. Plus de cinq millions de morts, des institutions à rebâtir, et la promesse d’un nouvel ordre constitutionnel. L’article 157 crée alors une Cour constitutionnelle distincte, censée rompre avec les pratiques d’une justice inféodée, héritée de l’époque coloniale et prolongée sous le régime Mobutu.
À cette époque, le contrôle de constitutionnalité était confié à la Cour suprême, perçue comme une simple caisse de résonance du pouvoir en place. « Sous Mobutu, elle ne faisait qu’entériner les décisions de l’exécutif », résume Me Thierry Nlandu, avocat et constitutionnaliste. L’effondrement du régime en 1997, suivi d’une transition chaotique, met en lumière la nécessité d’un véritable contre-pouvoir judiciaire.
Mais il faudra attendre sept longues années pour que la Cour devienne réellement opérationnelle. Ce n’est qu’en 2013 qu’elle commence à exercer ses fonctions, révélant les résistances politiques à sa mise en œuvre. « Ce délai anormal témoigne de la méfiance des élites politiques face à toute forme de contrôle institutionnel », analyse le politologue Christian Moleka. Entre-temps, la Cour suprême a continué de trancher les litiges électoraux, notamment en 2006 et 2011 dans un climat de fortes contestations.
Alors que le pays s’avance vers de nouvelles échéances électorales, la Cour demeure sous étroite surveillance. Sur le papier, elle incarne l’équilibre des pouvoirs. Dans les faits, son indépendance continue de diviser.
Un mandat taillé pour l’exécutif ?
Neuf juges, neuf ans de mandat, un renouvellement par tiers tous les trois ans : la Cour constitutionnelle de la République démocratique du Congo affiche, sur le papier, tous les attributs d’une institution indépendante et pérenne. Sa composition tripartite, trois membres nommés par le président de la République, trois par le Parlement en Congrès, trois par le Conseil supérieur de la magistrature, semble garantir un savant équilibre des pouvoirs. La Constitution renforce cette exigence d’expertise en imposant que six des neuf juges soient des juristes chevronnés, dotés d’au moins quinze ans d’expérience.
Pourtant, derrière cette architecture juridique soigneusement calibrée, la réalité institutionnelle révèle des fissures préoccupantes. « Le système congolais de nomination des juges constitutionnels présente une faille majeure : le président conserve un pouvoir de validation finale excessif », analyse Bob Kabamba, professeur de sciences politiques à l’Université de Liège. Un constat partagé par de nombreux observateurs dans un pays où l’exécutif exerce traditionnellement une influence déterminante sur le législatif et où le Conseil supérieur de la magistrature peine à affirmer son autonomie.
Les nominations controversées de 2020 ont mis en lumière ces fragilités structurelles. Quand le président Félix Tshisekedi désigne 3 nouveaux juges Dieudonné Kaluba Dibwa, ancien avocat de la République auprès de la CPI, Alphonsine Kalume Asengo Cheusi et Kamula Badibanga, la réaction ne se fait pas attendre. L’opposition dénonce une « mainmise déguisée » sur l’institution, tandis que des manifestations spontanées, bien que très minimes, éclatent dans la capitale. « Ces nominations respectent strictement la Constitution », se défend l’entourage présidentiel. Un argument qui peine à convaincre sur le terrain politique, tant Kaluba est soupçonné d’être proche de Tshisekedi.
Le piège du renouvellement échelonné
Le système de renouvellement par tiers, conçu pour assurer une sage continuité, révèle ses limites dans la pratique. Retards chroniques dans les remplacements, marchandages politiques opaques, sièges laissés vacants : chaque cycle de nomination devient l’occasion de nouvelles batailles d’influence qui grèvent la crédibilité de l’institution.
Des contentieux électoraux aux décisions controversées
L’ère pré-Constitutionnelle de la justice électorale en RDC reste marquée par des décisions qui continuent de hanter la mémoire collective. Avant l’opérationnalisation de la Cour constitutionnelle, c’est la Cour suprême de justice qui endossait le rôle d’arbitre électoral, avec des verdicts lourds de conséquences.
L’élection présidentielle de 2006, censée tourner la page des conflits, a révélé les failles du système. Lorsque Joseph Kabila est déclaré vainqueur face à Jean-Pierre Bemba avec 58% des voix, les contestations éclatent immédiatement. Le challenger dénonce des irrégularités massives dans le processus de dépouillement. Pourtant, la Cour suprême valide les résultats en un temps record, sans véritable examen des preuves avancées. « C’était une mascarade judiciaire », confie encore aujourd’hui un ancien collaborateur de Bemba, sous couvert d’anonymat.
Cinq ans plus tard, le scénario se répète avec une intensité accrue. Le face-à-face entre Kabila et Étienne Tshisekedi donne lieu à l’un des scrutins les plus controversés de l’histoire du pays. Malgré les rapports accablants des observateurs internationaux, l’Union européenne parlant de résultats « non crédibles », le Centre Carter dénonçant un processus « dépourvu de transparence », la Cour suprême confirme une nouvelle fois la victoire du sortant. Les violences qui s’ensuivent à Kinshasa et dans d’autres régions marquent durablement les esprits et sonnent le glas de la crédibilité de l’institution.
Ces épisodes douloureux ont pesé comme une chape de plomb sur les épaules de la nouvelle Cour constitutionnelle lors de sa mise en service en 2013. « Nous héritions d’une défiance systémique envers la justice électorale », reconnaît un ancien membre de l’institution. La tâche était immense : il fallait à la fois se démarquer des pratiques passées et imposer une nouvelle culture de l’indépendance judiciaire dans un paysage politique encore marqué par les réflexes autoritaires.
2018 : La Cour constitutionnelle face au test décisif
L’élection présidentielle de décembre 2018 devint le banc d’essai tant redouté pour la jeune Cour constitutionnelle. Après des années de reports sous Joseph Kabila, ce scrutin historique opposait trois figures emblématiques : Félix Tshisekedi, héritier politique de l’opposant historique Étienne Tshisekedi ; Martin Fayulu, candidat d’une coalition hétéroclite ; et Emmanuel Shadary, dauphin de Kabila.
La proclamation des résultats par la CENI le 10 janvier 2019 déclencha une onde de choc. Alors que Tshisekedi est annoncé vainqueur avec 38,57% des voix, des fuites publiées par le Financial Times révèlent des chiffres radicalement différents, allant jusqu’à attribuer près de 60% des suffrages à Fayulu.
Fayulu saisit immédiatement la Cour constitutionnelle, dénonçant un « coup d’État électoral » et exigeant un recomptage complet. Le 20 janvier, après dix jours d’audiences tendues, la Cour rendit sa décision. D’une voix ferme, elle rejeta toutes les requêtes de Fayulu, validant l’élection de Tshisekedi. Le verdict, rédigé dans un jargon juridique impeccable, ne parvint pas à masquer le malaise ambiant. Dans les coulisses, des sources judiciaires confièrent à Jeune Afrique que plusieurs juges avaient exprimé des réserves, mais s’étaient finalement rangés à l’avis majoritaire.
Bien qu’il y ait eu des scènes de liesse parmi la population congolaise à la suite de la confirmation de la victoire de Félix Tshisekedi, l’onde de choc de cette décision s’est propagée bien au-delà des frontières congolaises. Tandis que Fayulu qualifiait la Cour d’« instrument de légitimation d’une mascarade », certains partenaires internationaux ont adopté une position ambiguë, reconnaissant officiellement la victoire de Tshisekedi tout en exprimant des « préoccupations sérieuses ».
L’ombre de 2018 continue de planer sur la Cour constitutionnelle. Si l’institution a depuis rendu d’autres arrêts notables, c’est bien ce jugement qui reste gravé dans la mémoire collective comme son heure de vérité, ou son occasion manquée. Alors que le pays s’achemine vers de nouvelles échéances électorales, nombreux sont ceux qui s’interrogent : la Cour saura-t-elle tirer les leçons de ce passé récent, ou reproduira-t-elle les mêmes schémas qui ont entaché sa crédibilité ?
2023 : La Cour constitutionnelle face au paradoxe de la légitimité
Le dernier scrutin présidentiel de décembre 2023 a placé la Cour constitutionnelle face à un dilemme familier. La réélection de Félix Tshisekedi, avec un score sans appel (73,47 %) face à Moïse Katumbi (18 %) et Martin Fayulu (4,9 %), a ravivé le débat sur le rôle de l’institution dans la validation des processus électoraux.
Le jour du scrutin, certains bureaux de vote n’ont pas ouvert à l’heure et de nombreux électeurs ont peiné à retrouver leurs noms sur les listes. En réponse, la CENI a prolongé le vote sur plusieurs jours dans certaines circonscriptions, une décision vivement critiquée par des missions d’observation.
Félix Tshisekedi est déclaré vainqueur de l’élection présidentielle avec plus de 73 % des suffrages, distançant largement ses principaux concurrents, Moïse Katumbi et Martin Fayulu.
Lorsque Théodore Ngoy, un candidat marginal, dépose un recours détaillant des irrégularités, la Cour adopte une position nuancée. Tout en reconnaissant la réalité de certaines anomalies, elle estime dans son arrêt du 9 janvier 2024 que celles-ci n’étaient pas « d’une ampleur susceptible d’influer sur l’issue globale du scrutin ».
Cette décision en demi-teinte n’a pas convaincu l’opposition. Le boycott judiciaire de Katumbi témoigne de la défiance ambiante : « Plutôt que de recourir à une Cour complice, nous choisissons de dénoncer par d’autres moyens », déclare-t-il à RFI, dans un cinglant désaveu de l’institution.
Cependant, contrairement à 2018, la Cour a fait des efforts notables de transparence. Son jugement de 2023 s’appuie sur un dispositif argumenté détaillant méthodiquement chaque grief, citant les rapports d’observation et fournissant des analyses statistiques. « C’est une évolution positive dans la forme, même si le fond reste discutable », admet un expert électoral sous couvert d’anonymat.
Toutefois, cette victoire écrasante, bien que marquée par des irrégularités localisées relevées par les observateurs, n’a pas suscité de contestation majeure quant à la légitimité du résultat final. Les missions d’observation, tant nationales qu’internationales, y compris le monitoring conjoint de la CENCO et de l’ECC, ont certes signalé des cas de bourrages d’urnes et des dysfonctionnements organisationnels, mais sans remettre en cause l’issue globale du scrutin. Aucune institution internationale ni capitale étrangère n’a émis de doute sérieux sur la proclamation du vainqueur, ni avancé de résultats alternatifs, confirmant ainsi une acceptation générale du verdict des urnes malgré les imperfections du processus.
Les défis dans le contexte des élections
Le rôle de la Cour constitutionnelle est central dans le traitement des recours électoraux. Pourtant, cette fonction se révèle problématique, notamment à cause des délais prolongés dans la prise de décision, de l’absence de transparence dans les délibérations, et du manque d’explications détaillées concernant les jugements rendus. Par exemple, lors des élections de 2011 et 2018, la Cour a été accusée de ne pas avoir pris en compte les préoccupations relatives aux fraudes électorales et aux irrégularités constatées durant le scrutin.
De plus, la Cour constitutionnelle est souvent accusée de manquer de l’indépendance nécessaire pour garantir une justice équitable. L’absence de diversité dans la composition de ses membres, et l’influence perçue du pouvoir exécutif, sont autant de facteurs qui renforcent la perception d’une institution partiellement alignée sur les intérêts politiques en place. Dans un contexte aussi chargé politiquement, les décisions de la Cour doivent impérativement être perçues comme transparentes et crédibles pour que la démocratie puisse se renforcer.
Nécessité d’une réforme
Face à ces multiples critiques, une réforme de la Cour constitutionnelle s’avère essentielle pour redonner confiance au peuple congolais. Plusieurs réformes sont envisagées pour renforcer l’indépendance et la transparence de cette institution. Parmi celles-ci, le renouvellement du mode de nomination des juges semble crucial. Actuellement, les membres de la Cour sont nommés par le Président de la République, ce qui suscite des inquiétudes quant à leur impartialité. Un processus de nomination plus inclusif, impliquant plusieurs institutions et acteurs de la société civile, pourrait garantir une plus grande légitimité.
Il est également nécessaire de revoir les processus décisionnels au sein de la Cour. La transparence des délibérations et la publication des motifs des décisions sont des mesures qui pourraient aider à apaiser les tensions et à renforcer la confiance du public. Lorsque la Cour rend une décision sur un recours électoral, il est crucial que celle-ci soit accompagnée d’explications claires et détaillées afin que la population comprenne les raisons qui ont conduit à un jugement spécifique, surtout lorsqu’il s’agit de résultats électoraux hautement contestés.
Rôle crucial dans la stabilité politique
Le rôle de la Cour constitutionnelle va au-delà de la simple validation des élections. Elle incarne également un gage de stabilité politique en période postélectorale, lorsque les tensions sont exacerbées et que les résultats sont remis en cause. Si la Cour prend des décisions éclairées et justifiées, elle peut contribuer à apaiser les tensions politiques et à éviter les dérives violentes qui ont marqué le passé du pays.
Cependant, cette fonction de régulateur de la vie politique n’est possible que si la Cour joue pleinement son rôle d’arbitre impartial. Si les décisions rendues sont perçues comme étant motivées par des intérêts politiques, cela risque d’aggraver les conflits et de déstabiliser davantage le pays. En ce sens, une réforme de la Cour constitutionnelle est une condition sine qua non pour renforcer l’état de droit en RDC et garantir un climat politique apaisé.
Vers une réforme nécessaire
La Cour constitutionnelle de la RDC doit se réinventer pour répondre aux attentes des Congolais et garantir le bon fonctionnement de la démocratie. Les réformes envisagées, tant au niveau de la composition de l’institution que de son fonctionnement interne, doivent permettre de restaurer sa crédibilité et son indépendance. Le renforcement de la transparence dans ses décisions et la promotion de l’intégrité de ses juges seront des éléments-clés pour assurer une justice électorale fiable.
En fin de compte, la confiance en la Cour constitutionnelle est essentielle pour la consolidation de la démocratie en RDC. C’est en garantissant l’indépendance de cette institution et en redonnant à ses décisions une légitimité incontestée que la RDC pourra espérer avancer sur la voie de la stabilité politique et du progrès démocratique. Les réformes de la Cour ne sont pas seulement une question de politique intérieure, mais une nécessité pour l’avenir du pays.
Heshima Magazine