Elles ont payé le prix le plus lourd de trois décennies de conflits. Violées, déplacées, enlevées, tuées, abandonnées : les femmes de l’Est congolais incarnent l’héroïsme silencieux d’une région en crise permanente. Selon le Fonds des Nations Unies pour la population, 35 000 cas de violences sexuelles liées aux conflits ont été enregistrés rien qu’en 2023 dans les provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri. Un chiffre qui ne représente que la partie visible de l’iceberg, comme l’a confié une survivante : « Ici, chaque femme porte en elle une histoire qui ferait pleurer les pierres. »
Dans l’Est de la RDC, le viol est une arme plus redoutable que la kalachnikov. Utilisée par des groupes armés comme le M23, la CODECO, les ADF et d’autres milices, la violence sexuelle vise à détruire le tissu social congolais. Selon un rapport de Physicians for Human Rights publié en octobre 2024, plus de 113 000 cas de violences sexuelles liées aux conflits ont été enregistrés en 2023 dans toutes les zones où sévissent les conflits armés, un nombre qui a plus que doublé au premier semestre 2024 par rapport à la même période en 2023. ActionAid rapporte une augmentation de près de 700 % des cas signalés entre février et mars 2025, avec 381 cas enregistrés en seulement deux mois dans le Nord et le Sud-Kivu.
Particulièrement alarmant, le ciblage des petites filles a atteint des niveaux sans précédent. Selon l’UNICEF, jusqu’à 45 % des près de 10 000 cas de violences sexuelles signalés en janvier et février 2025 concernaient des enfants, certains aussi jeunes que trois ans. Le Dr Denis Mukwege, lauréat du prix Nobel de la paix 2018, a dénoncé cette situation lors d’un discours au Parlement européen en mai 2025 : « Nous avons eu 10 000 cas de violence sexuelle, dont 30 à 35 % concernent des enfants. Attaquer des enfants, c’est franchir toutes les lignes rouges imaginables. »
Les témoignages des survivantes révèlent l’ampleur du traumatisme. « Je n’oublierai jamais cette nuit où les miliciens sont entrés dans notre village. Ils ont violé ma fille de 14 ans devant moi, puis m’ont forcée à regarder pendant qu’ils la tuaient. Je suis maintenant dans un camp de déplacés, mais je ne me sens pas en sécurité. Chaque jour, je crains pour ma vie et celle de mes autres enfants, » confie une survivante de Masisi sous couvert d’anonymat. Une autre survivante, toujours anonyme, raconte : « Ils m’ont enlevée et forcée à devenir leur ‘épouse’. J’ai donné naissance à un enfant de mon bourreau, et je vis avec cette douleur tous les jours. »
Les conséquences sont dévastatrices : infections sexuellement transmissibles, grossesses non désirées, traumatismes psychologiques comme le stress post-traumatique, et stigmatisation sociale. « Ces violences ne sont pas des dommages collatéraux, mais une stratégie délibérée pour détruire le tissu social congolais, » explique Dr Saley Kanyamibwa, psychologue spécialisé dans les traumatismes de guerre.
Camps de déplacés : l’enfer au féminin
Le conflit a forcé des millions de personnes à fuir leur foyer. En 2025, la RDC compte 7,3 millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays, dont environ 52 % sont des femmes, soit près de 3,8 millions, et 49,6 % sont des enfants, dont la moitié sont des filles, soit environ 1,8 million selon le Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Les provinces du Nord-Kivu, Sud-Kivu et Ituri concentrent la majorité de ces déplacés, avec 5,5 millions dans ces régions précise l’Organisation internationale pour les migrations.
Les camps de déplacés, comme ceux autour de Goma, sont des environnements hostiles. Une enquête de Médecins Sans Frontières menée en avril 2024 révèle que plus de 10 % des femmes âgées de 20 à 44 ans dans quatre camps près de Goma ont subi des violences sexuelles en seulement cinq mois. « Dans le camp, nous n’avons pas assez de nourriture ni d’eau. Les femmes doivent sortir pour chercher du bois ou de la nourriture, et c’est là qu’elles sont souvent attaquées. J’ai été violée deux fois en allant chercher de l’eau. Il n’y a pas de protection ici », témoigne Marie Kambale, une déplacée à Goma.
Les femmes déplacées sont également confrontées à la perte de moyens de subsistance. « J’avais un petit commerce avant de fuir. Maintenant, je n’ai rien, et je ne peux pas nourrir mes enfants correctement », explique Esther, une déplacée au camp de Lushagala aux agents humanitaires. Les camps manquent d’infrastructures de base, et les attaques contre les sites de déplacés aggravent la situation, avec des bombardements d’artillerie lourde signalés en 2025 par Global Centre for R2P.
Accès limité aux soins et à l’éducation
L’effondrement des infrastructures de santé dans les zones de conflit prive les femmes et les filles de soins essentiels. Selon l’Association humanitaire de solidarité internationale, plus de 8,9 millions de personnes, dont 50,6 % de femmes, n’ont pas accès à des services médicaux vitaux, en particulier dans les zones reculées. Les soins maternels sont particulièrement affectés, avec des taux élevés de mortalité maternelle et infantile dus à l’absence de personnel qualifié et d’équipements. « Je suis enceinte de huit mois, mais je n’ai pas vu de médecin depuis le début de ma grossesse. L’hôpital le plus proche est à des kilomètres, et la route est dangereuse. J’ai peur d’accoucher sans assistance », confie Amina Salama, déplacée dans l’Ituri.
L’accès à l’éducation est tout aussi critique. Selon l’UNICEF, entre janvier 2022 et mars 2023, l’éducation de 750 000 enfants a été perturbée dans le Nord-Kivu et l’Ituri, avec 2 100 écoles fermées en raison de l’insécurité ou utilisées comme abris pour les déplacés. Les filles sont particulièrement touchées, car les familles craignent pour leur sécurité. « Ma fille de 10 ans ne va plus à l’école depuis que nous avons fui notre village. Il n’y a pas d’école dans le camp, et même s’il y en avait, je ne sais pas si je pourrais l’envoyer, car elle pourrait être en danger » confie Fatuma Sadiki, une mère déplacée.
Femmes médecins : ces héroïnes qui pansent les plaies de la guerre
Malgré ces défis, les femmes congolaises jouent un rôle central dans la résilience communautaire. Des initiatives locales, soutenues par des organisations internationales, permettent aux femmes de s’organiser pour promouvoir la paix et lutter contre les violences. Par exemple, l’Association des Femmes pour la Promotion et le Développement Endogène, soutenue par le Fonds pour les Femmes en Paix et Humanitaire, renforce les capacités des associations de femmes pour combattre les violences basées sur le genre dans les territoires d’Uvira, Fizi et Walungu. De même, le projet de l’agence de coopération internationale allemande pour le développement dans le Nord et le Sud-Kivu soutient des initiatives sensibles au genre pour promouvoir la stabilité.
« Chaque nuit, nous formons des chaînes de solidarité pour protéger nos filles des miliciens », raconte sœur Angélique, une religieuse de Goma. Ces efforts communautaires, souvent menés par des femmes, incluent des espaces sûrs pour les survivantes et des programmes de formation pour l’autonomisation économique. « Les femmes sont les piliers de la société congolaise. Leur résilience et leur courage face à l’adversité sont remarquables. En les soutenant et en les impliquant dans les processus de paix, nous pouvons espérer un avenir meilleur pour la RDC », déclare Dr Saley Kanyamibwa.
Le temps d’agir
Derrière chaque statistique se cache un drame qui aurait dû faire La Une à travers les médias du monde entier. Les femmes et les filles de l’Est de la RDC vivent dans un climat de peur et de précarité, mais leur force et leur détermination à reconstruire leurs communautés sont une source d’inspiration. La communauté internationale doit intensifier son soutien aux initiatives locales, renforcer l’accès aux services essentiels et mettre fin à l’impunité des auteurs de violences. Seule une action concertée peut offrir un avenir plus sûr et plus juste aux Congolaises.
Heshima Magazine