Interview

Florimond MUTEBA : « La gouvernance des finances publiques est chaotique »

Florimond Muteba considère que le budget de 16 milliards de dollars du gouvernement est non réaliste. Il déplore le chaos qui règne dans la programmation des investissements publics. Pour le président du conseil d’administration de l’Observatoire de la dépense publique (ODEP), le budget est en panne en RDC. L’ODEP y relève des dysfonctionnements et propose des réformes, malheureusement non suivies d’application. Concernant la corruption, devenue endémique, il préconise le changement de la classe politique. Entretien.

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HESHIMA : Professeur Muteba, vous avez récemment qualifié le budget 2023 de non réaliste et électoraliste. Qu’est-ce qui vous a poussé à affirmer cela ?

 Florimond Muteba : En fait, c’est quoi le problème ? Nous étions tous contents lorsque le budget a été promulgué, d’apprendre qu’il se chiffrerait à 16,8 milliards de dollars. Premier couac : fin janvier on se rend compte qu’on a mobilisé 500 millions de dollars et on a dépensé environ 730 millions de dollars. Donc, on constate un dépassement suite à un défaut de mobilisation conséquent. Au mois de février, on arrive à mobiliser 492 millions de dollars, si je ne me trompe pas. En mars, le montant est de 600 millions. J’arrondis les chiffres, bien sûr ! Et je crois qu’en avril, on n’a pas atteint 1 milliard de dollars.

 Donc, à ce jour, on doit totaliser dans les 2,3 ou 2,4 milliards de dollars. Or, si nous devons atteindre la somme de 16 milliards, la moyenne mensuelle devait être de 1, 3 milliards de dollars. Si nous prenons cette moyenne mensuelle à la fin du mois d’avril, on devait avoir 1,3 fois quatre, ce qui donne 5, 2 milliards de dollars. Or, on a seulement atteint la moitié de cette prévision. Et pourtant, avril a toujours été considéré comme un mois au cours duquel les rentrées fiscales collectées après le premier trimestre sont importantes. Malheureusement, nous sommes à peine à 50 % à peu près de ce qui aurait dû être mobilisé si on veut atteindre les 16 milliards. Du coup, on se rend compte qu’on est en difficulté. D’abord, ça fait presque trois mois que les fonctionnaires ne sont pas payés, ce qui fait que les difficultés de fonctionnement de l’Etat sont réelles. 

 HM Pensez-vous que la situation ne peut plus changer ?

Pour se rattraper, l’effort à faire est vraiment sérieux. Ce n’est pas la première fois qu’on établit des prévisions budgétaires qui ne tiennent pas la route. Rappelez-vous qu’en 2020 les prévisions budgétaires étaient de 11 milliards de dollars. Cependant, je me le rappelle, on avait pu mobiliser que 3,7 milliards. J’ai l’impression qu’on est parti pour une période difficile, parce que c’est une année électorale, une année qui n’inspire pas confiance, même pas aux investisseurs, une année où le contexte politique est difficile.

 HM Que doit faire le gouvernement ? Réduire le budget ? 

 Le budget doit être élaboré de manière crédible, c’est-à-dire sur base des données fiables pour qu’il puisse refléter ce à quoi on doit s’attendre. Parmi ces données-là, on tient compte du produit intérieur brut (PIB). Pour ce qui concerne cet indicateur économique, seules les mines ont été principalement valorisées. A leur sujet, on a tablé sur un taux de croissance de 8 %, mais un taux de croissance des produits miniers n’est pas représentatif de celui de l’ensemble de l’économie congolaise. Supposons qu’il y ait baisse de la valeur du cobalt, de lithium… qu’est-ce qui va arriver ? Non, on est dans une situation de fragilité parce que les autres secteurs sont restés marginaux dans le PIB. Et par conséquent, dès lors que l’on ne dispose que du secteur minier alors que les autres secteurs sont improductifs, la production de la richesse elle-même pose un problème. 

 HM Quelle est donc la conclusion à tirer ? 

 Je vous assure que, je ne sais quoi dire. Nous avons depuis 4 ans émis beaucoup de critiques sur la gouvernance budgétaire, sur la vision même du développement. Nous prônons le développement endogène, c’est-à-dire : comment faire pour compter sur les Congolais eux-mêmes comme moteurs, acteurs et bénéficiaires du développement. Ça n’a pas été fait. Jusque-là vous avez vu que le président de la République, n’avait de cesse que d’aller à l’étranger à la recherche d’investisseurs. Certains viennent effectivement, mais uniquement dans le secteur minier. C’est difficile en quelques mois de changer le fusil d’épaule. Très difficile, même ! Dans l’immédiat, je ne vois pas une solution miracle, qui pourrait sauver la situation d’autant plus qu’aujourd’hui nous avons la guerre à l’Est. Je ne vois pas ce que je peux proposer sauf dire : « améliorez la gouvernance, donnez aux institutions de contrôle les moyens de travailler, pour traquer tous ces gens-là, ces malfrats-là, cessez de conclure des contrats léonins, cessez de passer des marchés de gré à gré, dans lesquels la corruption est au rendez-vous ». Moi je n’ai pas de solution miracle parce que le contexte de la gouvernance tel que nous l’avons vu depuis 4 ans n’est pas bon, nous ne cessons de déplorer une succession de scandales financiers.

 HM De 2019 à 2022, selon l’un de vos rapports, vous avez relevé des dysfonctionnements. Qu’attendez-vous du gouvernement ?

Dans votre question, vous faites seulement état des dysfonctionnements. Je peux aussi vous démontrer que ce document renferme des propositions de réformes.

 HM Quelles sont lesdites propositions de réformes ? 

 Nous avons proposé plusieurs réformes. Pour l’instant, la procédure à adopter consiste à renforcer le contrôle, pour freiner la gabegie financière, les marchés de gré à gré, les détournements dans la paie des fonctionnaires. Il est impérieux de renforcer le contrôle parce que l’impunité est la chose qui fait que les gens n’aient plus peur. Lorsqu’on arrête un détourneur, un, deux ou six mois après on le relâche, vous voyez. Je peux citer beaucoup de noms, Eteni, Kamerhe, Jamal… ils sont nombreux. Tout cela ne peut qu’être démotivant : un jeune agent de la DGI, par exemple, qui voit que ceux qui détournent de gros montants ne sont pas inquiétés, peut être incité à falsifier ses audits…il pourra agir de la sorte parce que même si on met la main sur lui, dans deux ou trois mois, avec son argent, il va corrompre et puis on va lui accorder une liberté provisoire ! Il y a trop d’efforts techniques à faire en la matière. 

 HM Mais, pourquoi n’effectuez-vous pas le suivi de vos recommandations ?Pourquoi ne cherchez-vous pas à voir le président de la République à ce sujet ?

Vous savez, apparemment le président de la République aime parler avec des gens qui l’encensent. Ils font, selon l’expression consacrée, du « djalelo ». Vous savez que lorsque le président de la République a initié la consultation ayant engendre l’Union sacrée, nous qui œuvrons dans le suivi et contrôle des finances publiques n’étions pas reçus ! Pourtant, l’argent c’est le nerf de la guerre. Certes, je suis en contact avec certains membres du cabinet du président de la République, mais on n’en dénombre pas beaucoup parmi eux ceux qui sont réellement bien éclairés. 

Néanmoins, c’est grâce à ces contacts-là que nous avons réussi la réforme de la Cour des comptes. Maintenant, qui a besoin de m’écouter ? C’est le président de la République, mais il ne m’a pas reçu au moment de la consultation. Il a reçu les gens des droits de l’homme et par là je ne veux pas dire qu’ils ne sont pas nécessaires. Il a reçu tout le monde, sauf qu’il ne voulait pas entendre les reproches de l’ODEP, c’est tout ce que je peux dire.

 HM Avez-vous formulé la demande à la présidence pour qu’on vous reçoive ?

 Je ne l’ai pas formulé. Parce que je considère que c’est le président de la République qui a besoin de nous entendre. Pourquoi est-ce que le président ne m’a pas invité lors de la consultation ?

 HM Ce sont, peut-être, ses proches collaborateurs qui ne vous avaient pas invité ?

 S’il a des collaborateurs qui jugent que moi je peux être irresponsable au point que si le président de la République me reçoit je peux lui manquer du respect, ce que c’est très grave. Même dans ce que je dis dans mes interviews, en aucun moment je n’ai manqué du respect au président de la République. C’est notre président de la République, c’est lui qui est là, que vous l’aimiez ou pas. Et nous lui devons du respect. En ma qualité d’expert, j’ai le devoir citoyen d’apporter au président mes conseils censés être constructifs pour la République.

 HM Monsieur Muteba, n’est-ce pas qu’on évite de vous approcher à cause de votre discours qui est souvent incisif ? 

 (Rire). Vous voyez, le problème ici chez nous, c’est d’accepter certaines informations sans esprit critique. Regardez par exemple, si le ministre des Finances s’exprime longuement avec pour effet que ses auditeurs acceptent d’emblée ses propos comme des vérités immuables, alors que celles-ci doivent faire l’objet d’interprétations, on ne peut tirer les bonnes conclusions. Si dans ce pays, plus personne ne peut faire preuve de lucidité, c’est une anomalie : il risque de sombrer. 

 HM L’ODEP a dans un rapport publié début 2023, proposé au Premier ministre de prendre des dispositions légales et règlementaires pour basculer au budget programme. Pourquoi ce choix ? 

 Vous savez, avec un budget programme, on s’assure d’une véritable cohérence dans l’action et le résultat à obtenir, grâce à l’utilisation du plan national, instrument par excellence de prospective. A partir du plan national, chaque ministère élabore sa politique sectorielle, en concevant une stratégie à partir de laquelle il peut exécuter son programme triennal avec des projets matures, bien étudiés. Ce sont ces projets qui viennent de tous les ministères qui vont être envoyés au ministère du Plan pour être sélectionnés et intégrés dans ce qu’on appelle le programme d’investissement public, qui est souvent triennal.

 HM Pour ce qui concerne l’élaboration du budget telle que pratiquée jusque-là, quel est le genre adopté ?

 La pratique consiste en la préparation d’un budget de moyens, qui se façonne sur une année et dont la partie investissement est vraiment le parent pauvre. Je voudrai m’appesantir un peu sur les investissements. Ainsi, pour avoir un budget d’investissement, on part de l’amont, lequel regroupe des institutions, les services des budgets annexes, etc. A ce niveau, le problème qui se pose est par exemple celui des directions des études et planifications (DEP), où se préparent les projets à inscrire au programme d’investissement public. Malheureusement, les fonctionnaires affectés à ce travail ne disposent d’aucun moyen pour bien l’accomplir. Conséquence, ce qui atterrit comme budget d’investissement est de l’à peu près. C’est pour cela qu’il est grand temps que le gouvernement mobilise des moyens pour pouvoir dresser le diagnostic de la situation de la programmation d’investissement public et trouver des solutions qui sont entre autres le renforcement des capacités pendant un, deux trois ans jusqu’aux fins fonds des 26 provinces, pour rationaliser les dépenses d’investissement. Parce que l’irrationnalité de la dépense d’investissement est totale. Globalement, le processus de budgétisation, que ce soit pour une année est une fonction qui est en panne. Quand le ministre des Finances ou celui du Budget intervienne à la télé, je m’interroge sur la pertinence de leurs longues litanies en me demandant s’ils se préoccupent d’aborder le chaos qui s’est incrusté dans la programmation des investissements publics. 

 HM Dernièrement Olivier Kamitatu s’est référé à l’un de vos rapports. N’estimez-vous pas que le travail que vous abattez est suivi ?

 Le travail que nous abattons n’est presque pas respecté par le gouvernement. Je vous dis que la plupart de tout ce que nous avons formulé comme propositions des réformes n’est pas pris en considération, hormis celle sur la Cour des comptes, dont on peut dire « oui quand même on l’a installé…». Si Monsieur Kamitatu en tant qu’opposant a tiré profit de notre rapport, nous ne l’avons pas publié à dessein pour causer du tort. Nous tirons une sonnette d’alarme, on lance un cri pour mettre en garde contre des agissements qui ne sont pas bénéfiques au pays. Si nos propositions étaient prises en compte, les réformes seraient plus nombreuses et le pays serait loin. Tout ce que nous demandons, c’est la prise en compte de nos recommandations.

 HM Au sujet de la lutte contre la corruption, il parait que les Chinois ont tenté de vous corrompre. Qu’en est-il ?

 Oui, dernièrement pour me faire taire, un groupe d’entreprises chinoises m’a proposé un poste, celui de directeur-pays, me promettant que j’y occuperai une fonction centrale. Imaginez-vous ce qui se serait passé si j’avais accepté ? Je deviendrai l’employé du gouvernement chinois à l’instar des autres qui sont dans SICOMINES, parce qu’il s’agit d’entreprises d’Etat. Et en tant qu’employé de l’Etat chinois, qu’est-ce que je peux dire à son encontre ? Cela veut dire que l’objectif était de faire taire la seule voix qui est en train de dénoncer le caractère léonin du contrat et exiger sa revisitation. Ne croyez pas que cette situation me fait plaisir. Alors, est-ce que dans ces conditions je peux me taire ?

 HM Parlons du contrat chinois. Vous avez demandé sa suspension et la Cour de cassation se saisisse dudit dossier. Etes-vous finalement satisfait de voir les Chinois accepter de renégocier les termes du contrat ?

 C’est déjà un bon début. Vous savez, je m’étais engagé assez loin. J’avais demandé non seulement la suspension mais la nationalisation tout simplement, la récupération de tous nos avoirs. Mais, déjà le pas vers la revisitation va dans la bonne voie, sauf que jusqu’aujourd’hui nous n’avons aucune nouvelle sur l’évolution de ce dossier. C’est vrai, j’étais sur la liste des six membres de la société civile qui devaient participer à ce travail pour le compte de la société civile, mais j’ai décliné l’offre d’en faire partie. Je ne voyais pas clair dans la manière dont c’était organisé. J’avais peur de me retrouver dans une combine. Comme vous le savez, souvent ces gens-là mettent le paquet pour pouvoir obtenir ce qu’ils veulent, je ne voulais pas être dans ce genre de contraintes. Je ne dis pas qu’ils l’on fait, mais dans le doute j’ai préféré me préserver. 

 HM Toujours par rapport au contrat chinois, trois anciens responsables de l’Agence congolaise des Grands Travaux ont été arrêtés début avril. Avez-vous un commentaire à ce sujet ?

 Je pense qu’il faut continuer et ne pas s’arrêter là. Parce que les responsabilités dans ce contrat sont multiples. On peut citer le président Joseph Kabila, y compris tous les Premiers ministres, jusque même à Sama Lukonde parce que la commission qui suit ce contrat était à l’époque dirigée par un certain Monsieur Ekanga, et elle est toujours opérationnelle. Et donc, tous ceux qui ont géré le projet qui nous a amené à une perte de 17 milliards de dollars doivent être interpelés, au moins être entendus. Comment des Congolais ont pu agir de la sorte au détriment de la Nation ? Comment ont-ils pu conclure un tel contrat avec les Chinois et accepter de l’exécuter de cette manière là ? N’est-ce pas dans l’opacité et en complicité avec les Chinois ? Que ce soit Matata Ponyo, Badibanga, Tshibala, Ilunga Ilunkamba, tous ces gens-là ont eu ce comité sous leur tutelle. 

 HM Selon l’indice de perception de la corruption 2022, la RDC est classée à la 166ème position par Transparency International. Pourquoi malgré tous les efforts, le pays est toujours rangé parmi les mauvais élèves de la lutte contre la corruption ? 

 Parce que la corruption en RDC est devenue endémique, nous avons franchi la ligne rouge, la limite de la honte. Vous savez que c’est le rapport de l’ODEP qui a conduit Monsieur Kamerhe en prison ? La question d’une justice qui fonctionne, le combat contre l’impunité doivent être parmi les ingrédients essentiels de la lutte contre la corruption. L’IGF assure effectivement le contrôle, mais observez cela fini parfois par des débats inutiles… Cette situation ne s’arrêtera que si le président de la République manifeste une volonté sincère de lutter contre. Il est indispensable de mettre fin à l’impunité. Pour moi, un changement de fond en comble de la classe politique s’impose

Propos recueillis par Hubert MWIPATAYI

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