En République démocratique du Congo (RDC), la Cour constitutionnelle, instituée par la Constitution du 18 février 2006, est au cœur d’une controverse persistante qui menace son rôle de gardienne de l’État de droit. Chargée de veiller à la conformité des lois, de trancher les contentieux électoraux et de résoudre les conflits entre institutions, cette juridiction suprême est essentielle à la stabilité démocratique du pays. Pourtant, depuis son installation officielle le 4 avril 2015, elle fait face à des accusations récurrentes de politisation, alimentées par des irrégularités présumées dans la nomination et le renouvellement de ses juges. En 2025, la polémique s’intensifie autour de la légalité des mandats des juges actuellement en place, suscitant des débats sur leur légitimité et l’indépendance de l’institution.
La Constitution de 2006, dans son article 157, établit la Cour constitutionnelle comme la plus haute autorité en matière de contrôle constitutionnel. Selon l’article 158 et la loi organique n° 13/026 du 15 octobre 2013, la Cour est composée de neuf juges nommés par le Président de la République : trois sur son initiative, trois désignés par le Parlement réuni en congrès, et trois par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Deux tiers des membres doivent être des juristes issus de la magistrature, du barreau ou de l’enseignement universitaire, avec au moins 15 ans d’expérience professionnelle. Les juges bénéficient d’un mandat de neuf ans non renouvelable, avec un renouvellement par tiers tous les trois ans. Pour les membres initiaux, les deux premiers renouvellements (2018 et 2021) devaient se faire par tirage au sort pour déterminer quels juges quitteraient leur poste après trois, six ou neuf ans.
Le président de la Cour, élu par ses pairs pour un mandat de trois ans renouvelable une fois, est investi par ordonnance présidentielle. La loi impose des incompatibilités strictes : les juges ne peuvent occuper de fonctions gouvernementales, de mandats électifs ou d’activités politiques, bien que l’enseignement supérieur soit autorisé. Ces dispositions visent à garantir l’indépendance et l’impartialité de la Cour, mais leur application a souvent été mise en doute, notamment en raison de nominations perçues comme politiquement motivées.
Les débuts sous Joseph Kabila (2014-2018)
La Cour constitutionnelle a été officiellement installée le 4 avril 2015, marquant le début de son fonctionnement sous le régime de Joseph Kabila. Une ordonnance présidentielle du 7 juillet 2014 nomme les neuf premiers juges : Vunduawe Te Pemako, Luzolo Bambi, Banyaku Luape, Jean-Louis Esambo, Luamba Bindu, Corneille Wasenda, Funga Molima, Kalonda Kele et Kilomba Ngozi Mala. Selon le cadre légal, le premier renouvellement par tiers devait intervenir en 2018, avec un tirage au sort pour sélectionner un juge par groupe (présidentiel, parlementaire, judiciaire).
En 2018, le renouvellement prévu n’a pas suivi la procédure légale. Au lieu d’un tirage au sort, deux juges, Jean-Louis Esambo et Banyaku Luape, ont démissionné, et un troisième, Kalonda Kele, est décédé. Ces départs ont permis le remplacement de trois juges sans tirage au sort, une pratique critiquée pour son opacité. Le 16 mai 2018, trois nouveaux juges, Norbert Nkulu, François Bokona et Jean Ubulu, ont été nommés afin de combler le vide. Ces nominations, impliquant des figures de la majorité présidentielle de Kabila, ont été contestées par l’opposition et la société civile, qui dénonçaient une politisation de la Cour.
Les tensions sous Félix Tshisekedi (2019-2022)
L’arrivée de Félix Tshisekedi à la présidence en janvier 2019 a exacerbé les tensions autour de la Cour, notamment en raison de la coalition fragile entre sa coalition, Cap pour le changement (CACH), et le Front commun pour le Congo (FCC) de Joseph Kabila. En juillet 2020, Tshisekedi a nommé trois nouveaux juges : Dieudonné Kaluba Dibwa, Kalume Yasengo et Dieudonné Kamuleta Badibanga. Ces nominations, réalisées sans consultation préalable avec le FCC, majoritaire au Parlement, ont été dénoncées comme anticonstitutionnelles. Le FCC, dans un communiqué publié par de nombreux médias, a qualifié ces ordonnances de violations graves, accusant Tshisekedi de « haute trahison ».
De plus, deux juges, Noël Kilomba et Jean Ubulu, ont refusé leur mutation à la Cour de cassation, arguant que leur mandat de neuf ans à la Cour constitutionnelle n’était pas terminé. Cette résistance a renforcé les accusations de passage en force de Tshisekedi, le FCC dénonçant l’absence de consultation du CSM. Le procureur général près la Cour constitutionnelle a toutefois défendu la légalité des nominations, affirmant leur conformité à la Constitution, comme rapporté par RFI le 15 octobre 2020.
En 2022, un nouveau renouvellement a eu lieu, avec le remplacement de trois juges : Dieudonné Kaluba Dibwa, Evariste-Prince Funga Mwata Molima et Polycarpe Mongulu, ce dernier étant décédé. Christian Bahati Yuma, Sylvain Lumu Mbaya et Mandza Andia Dieudonné ont été nommés pour les remplacer, après un tirage au sort pour Kaluba et Funga, conformément à la loi. Ce renouvellement, bien que plus conforme aux procédures, a été entaché par des soupçons de corruption, notamment dans l’affaire Bukanga-Lonzo, où Kaluba serait impliqué.
La crise de 2024-2025
En avril 2024, la Cour a atteint neuf ans d’exercice, déclenchant un débat sur la légalité des mandats des juges restants. Selon Radio Okapi, dans un article du 6 avril 2024, certains, dont le Centre des recherches et d’étude sur l’état de droit en Afrique (CREEDA), soutiennent que la Cour est devenue illégitime, car elle n’a pas été renouvelée conformément à l’article 7 de la loi organique, qui exige le remplacement des juges un mois au plus tôt ou une semaine au plus tard avant l’expiration de leur mandat. D’autres, comme l’avocat Willy Wenga, estiment qu’il s’agit d’un renouvellement par tiers, citant trois juges en fin de mandat : Corneille Wasenda, Jean-Paul Mavungu et Norbert Nkulu.
Cependant, cette liste pose problème. Norbert Nkulu, nommé en 2018, devrait rester en fonction jusqu’en 2027, tandis que Corneille Wasenda, membre initial de 2015, aurait dû être remplacé plus tôt si le tirage au sort avait été respecté. L’absence de renouvellement en 2021, qui aurait dû être le deuxième cycle, a créé une confusion sur les mandats. En 2025, la polémique s’est intensifiée avec le report de l’élection du président de la Cour, prévue initialement pour le 20 juin 2025. Dieudonné Kamuleta Badibanga, président depuis 2022, reste en fonction, mais des tensions persistent autour de la composition de la Cour.
Une publication sur le réseau social X d’un internaute (@Daddy Kalubi Mukendi) défend l’idée que chaque juge bénéficie d’un mandat plein de neuf ans, sauf en cas de tirage au sort, de démission ou de décès. Cette position contredit l’interprétation selon laquelle un tirage au sort doit avoir lieu tous les trois ans pour renouveler un tiers des juges, suggérant une divergence dans l’interprétation des textes juridiques.
Les nominations de 2020 : Un point de rupture
Les nominations de 2020 par Tshisekedi ont marqué un tournant dans la crise. Selon une publication du journal La Libre du 21 octobre 2020, ces ordonnances, non contresignées par le Premier ministre de l’époque, issu du FCC, ont été perçues comme un passage en force. La prestation de serment des nouveaux juges, dénoncée comme « du théâtre » par Ferdinand Kambere, Secrétaire général adjoint du parti du président honoraire Joseph Kabila, a accentué les tensions. Cette crise a révélé un conflit profond entre les camps de Tshisekedi et Kabila, chacun cherchant à contrôler une institution clé pour les contentieux électoraux. Cette crise est celle qui a provoquée par la suite la rupture entre CACH et FCC.
Les nominations de 2025 : Une nouvelle polémique
En janvier 2025, la nomination de deux nouveaux juges a relancé la controverse. Selon Tv5 Monde, les autorités ont présenté ces nominations comme un moyen de redresser le système judiciaire, mais l’opposition y voit une tentative de Tshisekedi de consolider son influence en vue d’une éventuelle révision constitutionnelle. Cette perception est renforcée par le report de l’élection du président de la Cour en juin 2025, perçu comme une manœuvre pour maintenir des juges proches du pouvoir en place.
Points de vue des experts
Les experts juridiques congolais sont divisés sur la question. Me Jean-Pierre Makasu déclare : « La Cour constitutionnelle est devenue un outil au service du pouvoir exécutif. Les irrégularités dans les nominations et les retards dans les renouvellements sapent sa légitimité et compromettent l’État de droit. » Cette critique reflète un sentiment répandu parmi les opposants, qui accusent la Cour de partialité.
À l’inverse, le professeur Albert Matadila, constitutionnaliste, adopte une position plus mesurée : « Malgré des irrégularités, la Cour continue de remplir ses fonctions. Une réforme du processus de nomination est nécessaire, mais il ne faut pas discréditer l’ensemble de ses décisions. » Cette perspective met l’accent sur la nécessité de réformes structurelles pour renforcer l’indépendance de l’institution.
Paul-Gaspard Ngondankoy, juriste et analyste politique, cité dans un article de l’Agence Congolaise de Presse (ACP) du 5 juin 2025, propose une révision de la loi organique pour clarifier les procédures de renouvellement et limiter les ingérences politiques. Il suggère un dialogue inclusif impliquant les institutions, les partis politiques et la société civile pour restaurer la confiance.
Implications pour la démocratie congolaise
La polémique autour de la Cour constitutionnelle a des répercussions profondes sur la démocratie congolaise. En tant qu’arbitre des contentieux électoraux, la Cour joue un rôle déterminant dans la légitimité des processus électoraux. Les accusations de politisation, comme celles entourant les élections de 2018 et 2023, où la Cour a validé des résultats contestés, ont alimenté la méfiance des citoyens. Selon un rapport du Congolese Research Institute for the Improvement of the Functioning of Institutions, publié en mars 2025, 68 % des Congolais interrogés estiment que la Cour manque d’indépendance.
De plus, les irrégularités dans les renouvellements et les nominations controversées renforcent la perception d’une justice aux ordres. Cela risque de compromettre la stabilité politique, surtout à l’approche des prochaines élections. Comme le souligne Me Marlène Makuba, avocate et militante des droits humains : « Une Cour constitutionnelle perçue comme illégitime ne peut garantir des élections transparentes. Sans réformes, nous risquons une crise institutionnelle majeure. »
Vers des réformes nécessaires
Pour surmonter cette crise, plusieurs réformes sont envisagées. Premièrement, le respect strict du calendrier de renouvellement par tiers, avec un tirage au sort transparent, est essentiel pour dissiper les soupçons d’arbitraire. Deuxièmement, une clarification des dispositions contradictoires entre la Constitution et la loi organique s’impose. Par exemple, l’article 158 de la Constitution stipule un mandat de neuf ans non renouvelable, mais le mécanisme de tirage au sort peut écourter les mandats, créant une ambiguïté exploitée politiquement.
Enfin, une plus grande transparence dans le processus de nomination, avec une consultation effective des parties prenantes (Parlement et CSM), renforcerait la légitimité des juges. Le professeur Mukendi propose la création d’une commission indépendante pour superviser les nominations, une idée soutenue par des organisations comme le CREEDA. Ces réformes, si elles sont mises en œuvre, pourraient restaurer la confiance dans la Cour et consolider l’État de droit en RDC.
Un défi pour l’État de droit
La polémique autour de la Cour Constitutionnelle de la RDC met en lumière les défis structurels auxquels le pays est confronté dans la consolidation de son État de droit. Les irrégularités dans les renouvellements, les nominations controversées et les accusations de politisation compromettent la crédibilité de cette institution essentielle. À l’approche des prochaines échéances électorales, la légitimité de la Cour sera déterminante pour garantir des processus démocratiques transparents et équitables. Des réformes urgentes, combinant transparence, respect des textes juridiques et dialogue inclusif, sont nécessaires pour restaurer la confiance et renforcer l’indépendance judiciaire en RDC.
Heshima Magazine