E n remontant à la période de l’après-indépendance en RDC, l’exercice du commerce vient de connaître un bouleversement avec le départ des Portugais actifs à la Cité, spécialement à Kimbangu ex-Foncobel pour ce qui concerne Kinshasa et de quelques Belges plutôt présents dans le centre-ville, alors que les autochtones tiennent surtout quelques petites boutiques de commerce de proximité.
A cette époque, les Congolais occupent pour l’essentiel des emplois dans l’administration, la politique ou l’armée. La vie sociale est relativement stable et les ménages vivent des revenus tirés de leur salaire ou du travail des champs et autres activités du niveau artisanal. On peut ainsi situer la première vague de commerce générationnel avec les voyages en Europe des femmes commerçantes pas si nombreuses que ça et des femmes des dignitaires parfois, elles se confondent d’ailleurs qui se lancent dans l’achat de produits vestimentaires et accessoires de mode féminin pour venir les revendre sur place au Congo.
Les produits sont surtout des pagnes wax d’un certain standing acquis en Hollande, des blouses qui les rehaussent, des perruques, des bijoux, des cosmétiques… Ces marchandises sont écoulées à domicile à crédit ou au marché dans les mêmes conditions et rarement en magasin.
A cette première vague d’opérations commerciales, succède dans les années ’70, une autre consistant dans l’investissement dans le secteur du transport en s’approvisionnant auprès des concessionnaires de marques de véhicules VW, Peugeot, Renault, Mazda et Toyota ou des camions de General Motors. Ces moyens de transport ont pour usage commercial le transport en commun.
Celui-ci s’effectue sous forme de taxi avec des voitures japonaises dans lequel en ces temps le client est seul à se déplacer jusqu’à sa destination, contrairement à la pratique actuelle qui l’oblige à descendre selon un itinéraire préétabli. Le transport de masse se déroule dans des minibus du style de la Kombi VW ou des pickups Peugeot surnommés Kimalumalu. Ce mode de déplacement des individus se voit de plus remplacé par des camions de marque Manles silawuka dans lesquels s’engouffrent plus de passagers, car ils savent aussi se tenir debout.
Le business du transport a également pour objectif l’acheminement des marchandises achetées ou échangées contre des produits manufacturés dans l’arrière-pays, essentiellement des vivres comme du manioc ou du charbon, surtout dans des gros camions ou dans des Kimalumalu dont la résistance à toute épreuve se témoigne jusqu’à ce jour dans les vestiges qui circulent encore avec un poids impressionnant sur leur carrosserie.
Il faut dire que dans l’entre-temps, l’appareil commercial congolais se voit déstructuré avec les mesures de zaïrianisation prises en 1973 ayant entraîné la mise à disposition du capital des entreprises détenues jusqu’alors par les étrangers au profit des acquéreurs nationaux. Ces mesures sont suivies par celles de radicalisation, une forme de nationalisation, après la faillite massive de la première tentative.
Dès lors, à partir de la fin des années ’70, les individus effectueront l’acquisition de divers biens en Europe pour répondre à la demande locale. Dans tous les cas, ces transactions ont lieu entre le Congo (Zaïre à l’époque) et la Belgique, l’ancienne colonie envers qui les liens restent vivaces – c’est bien connu, les Congolais ont surnommé les Belges les Nokos (littéralement les oncles maternels dont on connaît l’importance dans la famille africaine)-, avec toutefois des incursions ailleurs comme en Allemagne.
Ce négoce porte sur l’importation des véhicules d’occasion les fameuses occasions d’Europe toujours d’actualité , que ce soit pour le transport personnel ou commun avec notamment les Mercedes 207, les accessoires et pièces de rechange qui lui sont liés (pneus, moteurs…), certains produits de luxe comme la bière de marque St Pauli…
Parallèlement à ces activités, au niveau du pays une autre forme de négoce prend de l’ampleur : le ravitaillement en stocks de denrées (bois, café, cacao) pour l’exportation en Europe. Le marché est particulièrement intéressant dans la mesure où il rapporte des devises qui font cruellement défaut à l’économie du pays. Dans ce commerce d’import-export, se greffent des activités de commissionnaires en douane, un bon nombre armés juste d’une mallette leur servant de bureau, spécialistes en racolage des clients et passé maîtres dans l’art de la combine en accord avec les douaniers pour minorer les frais de dédouanement.
La dégradation continuelle de la vie socio-économique congolaise développe dans une certaine mesure l’inventivité des opérateurs économiques et autres spéculateurs. L’investissement dans l’immobilier se généralise.
On serait tenté d’affirmer qu’ils se mettent à jouer au Monopoly en acquérant des terres qui prennent de plus en plus de la valeur, en y érigeant des constructions à revendre avec une plus-value ou à mettre en location. Différents secteurs sont exploités en cette occasion : l’ouverture des écoles privées qui pullulent, de même que l’érection d’hôtels, terrasses, chambres froides ou des maisons d’habitation. D’ailleurs, on assiste aujourd’hui à un regain de cet emballement dans la construction de maisons d’habitation, mais cette fois-ci en hauteur.
Un autre phénomène s’observe dans le monde commercial à la suite de la baisse de la production des activités industrielles dans la brasserie, la sucrière, la minoterie, la savonnerie… Le rationnement dans la distribution des produits de ces entreprises entraîne l’instauration d’un système de quota dont s’accaparent les dignitaires du régime, officiers supérieurs et apparatchiks du MPR, qui monnayent les tickets de retrait des marchandises.
Une autre effervescence se constate dans la recherche effrénée de gain : la fourniture des biens et services à l’Etat, gros client s’il en est. Les magouilles de surfacturation ou de fausse livraison dont ce trafic fait l’objet mettent en lumière un côté sombre de la vie économique gangrenée par la corruption. Cette époque est connue sous le nom de débits d’office qui envoie pas mal de ces protagonistes en prison alors que d’autres connaissent une ascension relative. Avec le temps, la détérioration de plus en plus vertigineuse du monde économique national oblige toutes les franges de la population à s’investir dans des activités commerciales pour faire face à la précarité de la vie. La jeunesse hardie se lance à la quête du diamant. D’abord dans la région du Kasaï, et spécialement à Tshikapa riche en diamants de joaillerie ou à Mbuji-Mayi, avant d’envahir Kahemba dans le Kwango pour la même ferveur, à un jet de pierre de l’Angola. C’est le temps de ceux appelés à tort, les diamantifères.
Or, l’Angola qui vient d’obtenir son indépendance est confronté à des conflits de leadership entre le MPLA et l’UNITA de Jonas Savimbi, ce dernier ayant la sympathie du régime de Mobutu. L’entrée des Congolais est donc facilitée dans la partie occupée par Savimbi à Lunda Norte voisine du pays : c’est l’époque de la ruée des Bana Lunda (Ndlr : les enfants de Lunda) vers les diamants dans un système de troc pour les acquérir contre des produits manufacturés absents dans cette région en guerre.
La prospérité fulgurante et impressionnante de ces baroudeurs et baroudeuses, car les femmes sont également de la partie offrant en échange si nécessaire leurs charmes, fait rêver et allonge la liste des candidats à l’aventure. De l’avis de certains, cette réussite a pourtant un prix qui peut aller jusqu’à accepter de se départir de l’un de ses membres (un doigt, un œil…) chez un féticheur pour garantir le succès de sa mission.
Un peu plus tard, l’épicentre commercial se déplace à l’est, car concomitamment au changement local, le monde se transforme aussi. D’abord en Chine. Devenue l’usine du monde, elle occupe une place de choix parce qu’elle offre des multiples produits accessibles à la majorité de la population au prix d’une qualité douteuse.
Mais peu importe, l’essentiel est de gagner de l’argent et d’ailleurs la nature médiocre des articles vendus permet leur renouvellement et donc la continuité des affaires. C’est pratiquement l’invasion vers Guangzhou et ses environs pour le ravitaillement en produits commerçables (vêtements, bricoles, appareils…). A la suite de ce mouvement extrême-oriental, s’enchaîne une autre vogue toujours en orient, mais plus proche de la RDC que découvrent les commerçants. Il s’agit de Dubaï et de la Turquie d’une part, parce que l’accès en termes de visas et du coût du voyage est plus aisé, mais également parce que ces marchés proposent des produits à bon prix, surtout Dubaï qui est constitué comme un hub commercial.
Alors que le commerce de la Turquie porte surtout sur les biens de vestimentaires et autres babioles d’usage courant, celui de Dubaï est plus élargi, avec certes les mêmes produits que ceux de la Turquie, mais également d’autres comme les matériaux et équipements de la maison, les voitures ketches et les motos qui servent de taxis en s’érigeant en nouveaux maîtres de la circulation à Kinshasa, défiant allégrement le code de la route.
Entre dilettantisme, suivisme et survie
Au-delà de la particularité de chaque type de commerce et autres opérations d’argent, on peut dégager une constance qui peut édifier la compréhension de l’exercice lucratif en RDC. En premier lieu, on remarque que le choix d’opérer se rapporte à des activités basiques, menées dans une intention de spéculation et de satisfaire un besoin immédiat en appoint à d’autres sources de revenus. Manifestement, l’opération est dénuée d’une vision, sans structure avec l’option délibérée de demeurer dans l’informel sans la volonté de réinvestissement pour grandir et se voir plutôt régresser.
En second lieu, l’exercice des affaires se caractérise d’une manière générale par un suivisme, tel qu’il suffit qu’une personne se lance dans un créneau pour aussitôt remarquer son envahissement par d’autres concurrents. Ce mimétisme par manque d’idées tend ainsi à classer le commerçant congolais dans la catégorie d’opérateur économique dont l’action est fustigée alors qu’il serait souhaitable de voir émerger un entrepreneur congolais innovateur qui doit sans cesse se remettre en question face à la concurrence féroce qui érode au fur et à mesure les profits initiés par des pionniers, découvreurs d’opportunités commerciales constitués en grande partie des étrangers. A terme, leur rôle met à mal la pratique du petit commerce réservé aux nationaux. A leur place, c’est la présence de magasins et autres hôtels des Indo-Pakistanais et des Chinois qui fleurissent au plus près des populations à l’instar de l’agissement jadis des Portugais et des Grecs, dans les villes et localités de l’arrière-pays.
Et pourtant, la contribution de nos opérateurs économiques est décisive pour la création d’emplois et de richesses en ce moment où on ne cesse de promouvoir la diversification de l’économie aussi bien des activités commerciales elles-mêmes que du secteur industriel appelé à faire l’objet de plus d’investissements.
Noël NTETE